La mort d'une libellule

La mort d'une libellule

Sous les branches de saule en la vase baignées
Un peuple impur se tait, glacé dans sa torpeur,
Tandis qu'on voit sur l'eau de grêles araignées
Fuir vers les nymphéas que voile une vapeur.

Mais, planant sur ce monde où la vie apaisée
Dort d'un sommeil sans joie et presque sans réveil,
Des êtres qui ne sont que lumière et rosée
Seuls agitent leur âme éphémère au soleil.

Un jour que je voyais ces sveltes demoiselles,
Comme nous les nommons, orgueil des calmes eaux,
Réjouissant l'air pur de l'éclat de leurs ailes,
Se fuir et se chercher par-dessus les roseaux,

Un enfant, l'oeil en feu, vint jusque dans la vase
Pousser son filet vert à travers les iris,
Sur une libellule ; et le réseau de gaze
Emprisonna le vol de l'insecte surpris.

Le fin corsage vert fut percé d'une épingle ;
Mais la frêle blessée, en un farouche effort,
Se fit jour, et, prenant ce vol strident qui cingle,
Emporta vers les joncs son épingle et sa mort.

Il n'eût pas convenu que sur un liège infâme
Sa beauté s'étalât aux yeux des écoliers :
Elle ouvrit pour mourir ses quatre ailes de flamme,
Et son corps se sécha dans les joncs familiers.

Anatole France (1844-1924)

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Commentaires

  • Marc Solari
    Superbe poème .
    Je ne connaissais pas mais j'aime beaucoup.
    Merci de nous en faire profiter
    Marc
  • tirache annick
    • 2. tirache annick Le 10/01/2013
    Merci à Monsieur Anatole France dont on n'apprend plus guère les récitations. Ce poème magnifique est plein de leçons pour nous autres pauvres humains et surtout il nous rappelle que les animaux ont comme nous de la fierté de la dignité et qu'il ne faut jamais les humilier car savons-nous ce qu'ils ressentent v raiment. J'ai moi aussi une libellule dans une boite depuis des ans mais je ne lui ai jamais percé le thorax à cette demoiselle plus fine que la dentelle et dont la couleur bleu-vert n'est pas passée avec le temps. Merci Monsieur Anatole-France.